Vous mangerez bien de l'art ?
Ils portent sur nos repas un regard décalé, se servent d'aliments comme ingrédients pour peindre ou imaginent des oeuvres à manger, voire dévorer. À table avec les artistes de la région.
Par Tanja Stojanov
Être artiste comme l’expliquait Baudelaire, c’est être à l’écoute de son époque, ses mouvements, ses usages, pour débusquer ce qu’elle a de plus poétique, « tirer l’éternel du transitoire ». Alors, bien sûr, passer à table est sans doute le rituel social auquel nous nous adonnons tous ensemble le plus souvent. Rien d’étonnant du coup à ce que les plasticiennes et plasticiens contemporains se saisissent de cette thématique pour questionner nos habitudes et faire surgir de denrées alimentaires et plats mitonnés, par essence éphémères et bien vite engloutis, quelque chose de plus. Qu’ils ouvrent ainsi des ponts entre la nourriture et les cycles du vivant, qu’ils s’intéressent au goût et par là même au dégoût, ou qu’ils dénoncent avec humour les obligations familiales liées à l’alimentation, chacun parle ici avec ses médiums, comme dans un repas animé à la grande tablée de la création contemporaine.
1 Gilles Barbier Le festin #I, 2013, Technique mixte, 165 x 390 x 115 cm, Collection privée, Austin, États-Unis.
Gilles Barbier - Habiter la nourriture
Avec sa série Habiter, Gilles Barbier joue sur les télescopages entre l’immuable et le passager. Dans la sculpture Habiter la Viande, le plasticien installé à Marseille place ainsi à l’intérieur de morceaux de viandes sculptés très réalistes de petites maisons au blanc immaculé. « Il y a entre le temps passé à cuisiner et celui passé à manger quelque chose de fugace, et l’on se dit aussi aujourd’hui que l’on a construit nos sociétés industrielles sur des sables mouvants », précise l’artiste. Dans ses guéridons et banquets, semblables à des sempurus – répliques de plats mises à l’entrée des restaurants japonais – la nourriture brillante et abondante va chercher la limite de l’écœurement. L’artiste écrit d’ailleurs sur ses dessins, les recettes chimiques pour réaliser chaque élément : résine, silicone, peinture, etc.
Stéphane Steiner - A la table des non-dits
Si les musées regorgent de scènes de genre représentant des personnes attablées ou de natures mortes dont les aliments renvoient à la fugacité de la vie, l’art contemporain renouvelle en cuisine les ingrédients de sa peinture, à l’image de Stéphane Steiner, qui présente cet hiver ses Secrets de famille à l’Espace à Vendre à Nice. Des toiles recouvertes de pâtes alphabet et dont les a peuvent évoquer la soupe de tomate, de potimarron ou de poireau. Le surtitre de cette série ? Mange ta soupe et tais-toi. « Mon travail est relié à ma vie quotidienne, ce ne sont pas des théories. Je l’expose mais je n’aime guère en parler, confesse l’artiste en évoquant ces tableaux aux messages illisibles. Il y a dans les familles des silences, une communication brouillée. Ces toiles portent également sur la couleur. Matisse, dont ma mère a été la dernière assistante, mangeait beaucoup à la couleur et moi aussi. »
Stéphane Steiner Secret de famille tomates (détail), 2015, technique mixte. Stéphane Steiner et Espace à Vendre
3 Simon Bérard, Oe dans la fumée, 2019, jus de chou rouge, chewing-gum, œuf de caille et paille sur toile, 45x10 cm.
Simon Bérard - Mâcher le travail
Après La Danse des œufs peinte par Brueghel et les tableaux en coquille d’œuf de Marcel Broodthaers, le plasticien Simon Bérard, qui a fait ses études à la Villa Arson, met son corps et plus particulièrement sa bouche à contribution. « J’ai ma façon un peu particulière de peinture à la tempera, à l’œuf donc », s’amuse l’artiste, dont les installations ont un côté surréaliste qui renvoie à Magritte et ses objets. « Je mâche des œufs de caille que je recrache ensuite sur la toile et j’utilise aussi du chou rouge en pigment. Ce mélange a une picturalité en tant que tel et j’avais envie de placer ce geste au cœur du tableau. »
Natasha Lesueur - Bye bye les femmes sages
Représentée par la Galerie Eva Vautier à Nice, Natasha Lesueur a très tôt imaginé d’extravagantes coiffures à l’aide d’aliments découpés, dressés sur la tête de ses modèles puis photographiés. En lien avec les perruques des galantes de l’époque de Louis XVI, ces œuvres portent en elle une dénonciation : celle des stéréotypes de genre, des images de femmes présentées comme marchandises à consommer.
4 Natacha Lesueur, Sans titre, 1998, épreuve chromogène brillante ou ilfochrome, 80 x 80 cm. Courtesy de l'artiste et de la galerie Eva Vautier.
5 Marie Larroque-Daran, Plantes en peaux (détail), peaux en agar-agar déshydraté avec glycérine végétale, kaolin, cire, fil de lin ciré. Installation pour l’événement « Végétalisons », Festival Artifice#4, Le Hublot au 109, Nice.
Marie Larroque-Daran - Les cycles du vivant
Si évidemment la création contemporaine n’échappe pas aux injonctions du marché, avide de produits finis, morts, certaines pratiques s’inscrivent fondamentalement à l’inverse dans la métamorphose comme celles de Marie Larroque-Daran. « J’aime travailler sur la croissance, la dégradation, car cela fait partie du cycle du vivant. J’ai trouvé l’agar-agar en cuisine et j’ai alors fabriqué un déshydrateur pour pouvoir le travailler en volume et en peaux. J’adore ce côté réversible, me dire que ces formes sont comme des restes quand il n’y a plus d’eau et qu’au contraire si l’eau remonte elle les fera fondre », explique la plasticienne, qui a remis ses Plantes en peaux au jardin, après les avoir exposées au 109 à Nice.
Claire Dantzer - Les pulsions réveillées
En mobilisant des aliments sucrés qui renvoient à l’enfance, Claire Dantzer crée des pièces évolutives comme son portail en caramel. Un conte de fées, une pièce montée destinée à finir fondue. En 2009, la plasticienne marseillaise présentait déjà son premier mur en chocolat pâtissier d’un noir profond à la Friche la Belle de Mai. Elle se souvient : « L’espace a fini imprégné de l’odeur. Le public venait lécher le chocolat et l’humidité a laissé partout des traces blanches. Certains récupéraient des morceaux avec leurs clés, leurs ongles. J’aimais l’idée que l’œuvre soit touchée et détruite par le désir. »
6 Claire Dantzer, Pièce montée, 2010, acier, sucre et isomalt, 300 x 200 x 450 cm. Installation dans l’espace public, pièce éphémère réalisée à Gelos. Production du Bel Ordinaire, les Abattoirs, communauté d’agglomération de Pau (Pyrénées-Atlantiques).
7 Michel Blazy, sculpture Bar à oranges, 2012, techniques mixtes, dimension variable. Vue de l’exposition Le Grand Restaurant, Frac Île-de-France, Le Plateau, Romainville, 2012. Martin Agyroglo. Concept, Paris / Courtesy the Artist and Art : Concept, Paris. Collection FRAC Ile-de-France.
Michel Blazy - Sculpture organique
S’il est généralement interdit d’entrer dans les espaces d’exposition avec de la nourriture, Michel Blazy cultive quant à lui des pleurotes, oranges en décomposition et présentait encore récemment au NMNM en Principauté un tapis au chocolat.
« Le coulis de tomate mis en bouteille est le résultat de notre maîtrise, de notre progrès. J’aime que les produits manufacturés échappent à ce statut », témoigne le plasticien. En 2018 à la Galerie des Ponchettes, les visiteurs étaient ainsi invités à porter un masque pour voir ses murs peints à partir d’un coulis de tomates et dont il donnait la recette.
Agnès Roux - Quand l’art se performe, se mange
Tandis que le regard reste le sens le plus mobilisé y compris dans la création contemporaine, certaines œuvres s’inscrivent dans la continuité du Eat Art, initié par Daniel Spoerri dès les années 1960. Un petit tour au MAMAC à Nice suffit d’ailleurs pour retrouver ses Tableaux-pièges, restes de repas-performances qu’il organisait pour ses invités. Issue des arts du spectacle, Agnès Roux présente au Logoscope à Monaco des céramiques autour des arts culinaires, à l’image de ses oranges à tentacules, et des installations-performances avec œuvres comestibles. Elle donne ainsi à dévorer ses Pains cannibales. Autant de pratiques donc qui, dans leur diversité, aident à repenser l’expérience que nous avons à la fois de la nourriture mais aussi de l’art, ses habitudes, ses mythes.